09/06/2013

Sons et lumière. L'exhibitionniste / Sounds and light. The exhibitionist

English text follows French

Film évoqué dans ce message: 
La double vie de Véronique (Podwójne życie Weroniki)
de Krzysztof Kieslowski (Prix d'interprétation pour Irène Jacob Cannes 1991)

Cracovie, Octobre 90
De cette séquence dite de l'exhibitionniste, magnifique et étrange par sa lumière et son contenu, je conserve deux Polaroïds sur Irène Jacob, rien sur cet homme qui croise son chemin.
Le carrefour était calme, et fut brièvement investi par l'équipe. Ce n'était pas le seul décor de la journée, et nous n'avions pas l'habitude de traîner. Je me souviens qu'il faisait terriblement froid ce matin là, que le soleil brillait fort et m'aveuglait sans jamais me réchauffer. La réverbération claquait sur le sol et sur les murs, les contrastes de mes Polaroïds en témoignent. 
Il me reste du très bref tournage de cette scène, des impressions physiques très fortes, mêlées de sensations sonores curieuses et persistantes. Dans mon souvenir, la voix de l'opérateur et cadreur Slawomir Idziak illustre la langue polonaise que je ne comprends pas. Son timbre strident percute littéralement les murs de ce carrefour. Cette voix résonne encore à mes oreilles, alors que je me souviens de Krzysztof entraînant parfois son actrice pour parler en aparté sous la protection toute paternelle de son bras. Dans une absolue disponibilité, Irène est transie ce matin là, comme presque tous les jours sur ce film. 
Kieslowski semble n'aspirer qu'à la solitude, mais communique sans trêve avec son fringant opérateur. Ce metteur en scène là n'élève jamais la voix, il mâche un chewing-gum avec frénésie en tirant sur sa cigarette. Lorsque les deux hommes se font face, qu'on les observe à distance, on a l'impression d'assister au monologue d'un opérateur en colère. 
Je témoigne simplement de ce que j'ai vu. Je suppose que les deux hommes exprimaient, chacun à sa manière, leurs convictions ou leurs angoisses.
Nul doute que Kieslowski était soucieux. Les enjeux étaient de taille, puisqu'il jouait là une chance de reconnaissance internationale de son talent. Pourtant, je me demande encore aujourd'hui si c'était vraiment cela qui le tenaillait et expliquait son attitude en général, si cette austérité relationnelle était sur tous ses films ou si celui-ci, à cause de l'absence de langue et de culture communes, était l'exception. J'ai rarement eu ce sentiment, qui me bouleverse encore aujourd'hui, que l'acte de mettre en scène peut être si éloigné du plaisir. Bien des années après, il m'arrive de comparer certains moments de ce tournage à une sorte d'enfantement cruel où il est communément admis, et c'est regrettable, qu'il faut serrer les dents, et se murer dans sa douleur. Un étrange "chacun pour soi" qui dévaste tout, même la santé.
Oui, dans mon souvenir, ce jour là, il n'y avait pas que Weronika qui éprouvait un malaise. Pour la première fois de ma vie, dans un pays étranger, je me sentais triste. J'avais un sentiment inouï de solitude, j'étais littéralement sonnée, visuellement et intellectuellement éblouie, physiquement et moralement frigorifiée.
Pourtant, depuis longtemps j'ai choisi de me rappeler ce cadre penché magnifique d'une caméra portée qui raconte si bien cet instant de vrai cinéma. Il correspond à la vision de Weronika, à son vertige, à sa perte d'équilibre. La même inclinaison de mon Polaroïd sur Irène assise sur le banc, traduit pour le moins mon mimétisme et, je ne l'ai compris que des années après, bien plus encore sur un plan personnel. 
Avec mes doigts gourds, j'avais du mal à tenir mon stylo, et à appuyer sur le déclencheur de mon polaroid.
Mais ceci n'était qu'un détail minuscule.




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Sound and light. The exhibitionist.

Krakow, On October 90
In this scene so-called «the exhibitionist scene», where the creative staging idea, the excellent dramaturgy, the superb cinematography are combined together in a magnificent way, I keep preciously two Polaroïds of Irene Jacob. Nothing about this man who crosses her path.
The crossroad was quiet, briefly invested by the film crew. This was not the only setting of the day, we worked quickly.
I remember it was a very cold day, the sun that didn't warm my chill bones yet scorched me further: I was dazzled by rays of sunlight. The sun beat down on the ground and on the walls, my photographic documents prove it.
From this very brief shooting, I still have strong physical and strange sight and hearing sensations. The Polish language, I didn't understand, illustrated by the cinematographer Slawomir Idziak's voice. His strident tone of voice still rings in my ears today. Krzysztof Kieslowski sometimes layed his arm around Irene's shoulders in a protective gesture, they talked together in English. That morning, Irene was freezing, like almost every day.
I think that Krzysztof Kieslowski's heart continued to crave for solitude, but he talked incessantly with his dashing cinematographer. When the two men were standing opposite each other, I had the impression of witnessing a dialogue turning to monologue. Kieslowski spoke in a low voice. I couldn't hear a word he was saying, but I saw him frantically chewing his gum, drawing upon his cigarette. His cinematographer had a high-pitched voice and he spoke loud enough as if he were angry.
That's what I saw and experienced. I guess the two men were expressing, each in his own way, convictions or anxieties.
There is no question that Kieslowski was concerned. The challenge was major, he aspired to international recognition. However, I still ask myself today, if this was the only reason that was tormenting him and explained his attitude in general. I wonder if this harsh work environment was on all his shootings, or if this one was the exception. I rarely had this thought that directing was so far from pleasure, so excruciatingly painful. And that upsets me, even now. Many years later, I often compare this filming with a childbirth where it is commonly accepted, and this is unfortunate, that we must bite the bullet, forced to suffer in silence. A strange "every man for himself" that sweeps away everything, health included.
Yes, I remember, there was not only Weronika who felt badly. For the first time in my life, in a foreign country, I suddenly felt alone, overwhelming sadness. I was literally stunned, visually and intellectually dazzled, physically and morally frozen.

There is this incredible framing, this so well mastered over-the-shoulder camera that tells this moment of pure cinema: Weronika's point of view, her illness and her pain. My Polaroïd camera tilt on Irene sitting on the bench, meant at least I unreservedly supported these artistic choices and, I realized it years later, it meant much more to me. With my fingers stiff and painful, I could hardly hold my pen, and press the button of my camera.

But this was really a microscopic detail.