13/04/2013

Le temps d'un soupir / Conversation avec Gabriel Byrne. Part ➀

English text follows French


Ce n'est pas tous les jours qu'on parle avec l'acteur irlandais Gabriel Byrne. 
C'est sur la tournage du film de Jérôme Bonnell "Le temps de l'aventure" qu'a eu lieu la conversation que je relate ici. Afin de ménager un peu de suspense et vous tenir en haleine, une partie de cette discussion a été volontairement laissé de côté. Elle fera l'objet d'un autre message (Mai 13).

"Le temps de l'aventure" de Jérôme Bonnell, Gabriel Byrne.
 
Nous sommes en juillet 12, en plein Paris, sur le point de tourner une scène où Gabriel Byrne et Emmanuelle Devos quittent un taxi coincé dans les embouteillages, pour s'engouffrer dans une bouche de métro. La scène nécessite la mise en place de rampes à pluie, les réglages sont longs. Gabriel attend, assis dans un coin du plateau.

Je parle de l'acteur américain Sam Waterston, je suppose que Gabriel le connaît.  
- C'est quelqu'un de bien, me dit-il.
Il me demande sur quel film j'ai travaillé avec Sam.
- "A captive in the land".
Il fronce les sourcils. Le nom du metteur en scène?
- John Berry (* voir note en bas du message)
Cela ne lui dit rien. J'argumente.
- C'est un metteur en scène qui a fui le Macarthysme.
- Oh oui, la chasse aux sorcières.
Un ange passe. 
- Où avez-vous tourné?
- En Russie, dans les studios Gorki à Moscou et dans le grand nord: Tiksi, Lac Onega, Arkhangelsk. Le tournage a duré six mois.
Gabriel est silencieux, puis le temps d'un soupir, il me regarde avec un air navré:
- Six mois, et personne n'a vu ce film n'est-ce pas?
- Hélas.
- Tout ce temps... pour un film que personne n'a jamais vu.
J'acquiesce en souriant.
- Je comprends pourquoi Waterston reste à la maison et tourne des séries télévisées.

Tout est dit.

Au soir de cette journée de tournage, j'ai écrit les mots de Gabriel dans mes cahiers pour ne pas les oublier. Après tout, ils pourraient être le départ de quelque chose. 
Sur ce point, je ne me suis pas trompée. Parce que pour le reste... en devisant sur Sam Waterston, il était évident que les questions de Gabriel seraient frappées au coin du bon sens. Il allait inévitablement se renseigner sur le titre du film, et sur le nom du metteur en scène. Avec mon équation à deux inconnus j'avais bonne mine. Pour ce qui était de la résoudre, c'était mal parti. 
Le nez dans mes écritures nocturnes, j'ai immédiatement trouvé l'argument qui me prouvait que j'avais eu tort de m'avancer sur ce terrain aventureux. À la question: Christine, connais-tu l'actrice Irène Jacob, je dis oui et j'ajoute qu'elle est merveilleuse. Si on me demande sur quel film j'ai travaillé avec elle, je réponds la Double vie de Véronique de K.Kieslowski. Instantanément, je vois des étoiles dans les yeux des gens qui me parlent du film avec une immense émotion.
Point d'étoiles dans le regard de Gabriel, point d'émotion, puisque aucune discussion n'est possible sur un film que personne n'a vu. Mon pauvre film ne vaut pas la corde pour le pendre. Un vrai flop, de quoi casser l'ambiance d'un dialogue.

Je me suis promis pour le reste du tournage, de trouver un sujet de conversation un peu plus "moteur" avec l'acteur irlandais. J'ai surtout réalisé qu'il serait difficile de parler du film de John Berry sur mon blog, parce que je courrai le risque de n'intéresser personne. J'ai déjà montré, ici ou là quelques Polaroïds dans Hauts les mains, ceci est une attaque! et Pourquoi m'as-tu occis? , mais ce n'est pas satisfaisant. Je veux écrire sur "A captive in the land". Ce qui me frappe dans les mots de Gabriel, c'est qu'il a immédiatement mis le doigt sur l'idée triste et négative qui était sous-jacente: un film qui n'est pas vu, n'existe pas.  
Ma pauvre fille, que voulais tu que Gabriel te dise? Un truc du genre: Est-ce que c'était bien comme expérience? Vous avez du avoir froid? Non vraiment, j'ai eu beau chercher à me convaincre que j'avais des circonstances atténuantes, que c'est à cause de la nature tourmentée de l'homme et du comédien qu'il a avait fait cette réponse, mais non. Gabriel avait exprimé d'emblée, et fort justement, tout ce qu'il y a de plus difficile à admettre lorsqu'on tourne un film sur une telle durée: que personne n'aille le voir. Il m'a dit ce que Sam Waterston avait probablement dit à ses proches après l'échec du film: A quoi bon tourner pendant six mois si loin de chez soi, si à l'arrivée le public n'est pas au rendez-vous. Pour un acteur, un réalisateur, un technicien, c'est quelque chose de difficile à admettre, une épreuve déprimante et redoutable.
Cette conversation, dont je répète, je n'ai révélé qu'une partie - au cas où certains d'entre vous auraient une mémoire de poisson - cette conversation donc, m'a ramenée plus de vingt ans en arrière.


Partir, quitter la France, fermer son appartement. Six mois. Confier son chat siamois à une bonne copine, tout en sachant qu'il va sans doute faire une dépression nerveuse à force d'attendre sa maîtresse. Six mois. A la cantine triste des studios Gorki, les cuisinières qui font le service sont aussi grasses que les saucisses qu'elles jettent dans votre assiette, le boulgour est servi à la louche. Six mois. Vous rêvez de fruits frais, parce que la mayonnaise des zakouskis (**) vous sort par les yeux et les trous de nez. Six mois. Deux saisons entières où vous ne vivez plus que pour les images que vous fabriquez. Six mois. Le soir, il y a la chambre d'hôtel un peu glauque avec une babouchka qui vous espionne au bout du couloir. Six mois. Pour parler à son amoureux, point de Iphone ou de Skype, il faut commander deux coups de fil à une demie heure d'intervalle une semaine à l'avance et au même numéro, pour avoir la chance de parler dix petites minutes, parce que la ligne est invariablement coupée. Six mois. Certaines filles russes dans les halls d'hôtels internationaux qui cherchent le regard d'un homme d'affaires, et plus même sans affinités.
Et pourtant.
Découvrir, tous les jours. Faire ses courses au Goum à Moscou, où à l'époque il n'y a rien. Sortir du magasin, et laisser des babouchkas regarder dans votre sac pour savoir ce que vous venez d'acheter. Six mois. Vivre un quotidien professionnel dans un pays extraordinaire. Six mois. Acheter sous le manteau des montres de l'armée russe. Six mois. Une équipe soudée face à l'adversité. Parce que le chauffeur de notre bus prend un malin plaisir à nous faire attendre devant le studio tous les soirs dans la nuit et le froid avant de nous reconduire à notre hôtel, on me fait la courte échelle pour que je puisse m'introduire par la fenêtre du bus. Une fois à l'intérieur, j'ouvre la porte et toute l'équipe s'installe en attendant notre bourreau qui est inévitablement fou de rage. Six mois. Acheter dans la rue un châle tricoté par une babouchka dans une laine sublime. La voir pleurer en vous embrassant quand vous déposez quelques dollars dans sa main usée. Six mois. Nastassia Kinski d'une beauté éblouissante, qui surgit soudain, telle une apparition, vêtue d'un costume d'époque dans un couloir lugubre du studio Gorki. Six mois. Le bruit de mes pas quand je marche dans la neige chaussée de bottes en feutre, et que je me sens bien dans le silence assourdissant du petit village de Tiksi, au bord de l'océan Arctique. Six mois. Découvrir punaisée sur une palissade de la rue de l'Arbat à Moscou, une peinture à l'huile de toute beauté, et l'acheter pour une somme dérisoire. La montrer au merveilleux acteur Sam Waterston qui la trouve "Very very good" et poser ses yeux dessus tous les jours parce qu'elle est accrochée au mur de ma maison. Six mois. Acheter une chapka en vison, que ma chatte siamoise (une autre) attaque systématiquement quand je la sors. Six mois. Le plaisir de voyager en avion cargo, au milieu du matériel. Six mois. Les heures et les heures d'hélicoptères pour aller tourner sur la mer gelée de Laptev. Quand je descends de l'appareil, je fais un tour complet sur moi-même, et je ne vois que l'horizon blanc à perte de vue. Nous sommes si proches du pôle nord que la nuit ne tombe jamais. Six mois. Ces hommes et ces femmes si chaleureux et si proches de nous, cette humeur russe mélancolique à laquelle je suis si sensible. Tous pleurent dans nos bras au moment des adieux.
C'était tellement merveilleux de pouvoir vivre une telle aventure.
J'aimerais tant revoir tous ces gens.

Alors à quoi bon partir six mois, pour un film resté dans les placards?
A cause de tout cela.
J'ai choisi de parler de ce film même si personne ne l'a vu.
Je vais le faire vivre sur mon blog dans mes prochains messages.
Il faut que je vous le dise. Ce film est dans mon coeur à tout jamais. 

(*) Le 9 février 50 Le sénateur du Wisconsin Joseph McCarthy annonce dans un discours qu’il possède une liste de plus de deux cents personnes du Département d’Etat censées être proches du Parti communiste. Au cœur de la guerre froide, le discours du sénateur rencontre un écho national et avive les peurs des Américains. En quelques mois, McCarthy va instaurer une véritable paranoïa qui sera également une arme puissante pour déstabiliser les démocrates au pouvoir. Après l’élection d’Eisenhower en 1952, McCarthy présidera le sous-comité sénatorial permanent d’enquête avant que ses méthodes inquisitoriales ne soient dénoncées par les médias puis par le Sénat.
John Berry est une victime du Macarthysme, il est inscrit sur la liste noire du cinéma. Il quitte les états-unis en 1950.
(**) Ce sont des hors-d’œuvre typiques de la cuisine russe. 


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Conversation with Gabriel Byrne (Part ➀)

 

A sigh


It's not every day that you speak with Irish actor Gabriel Byrne.
It's on the shooting of Jérôme Bonnell's « Just a sigh » the conversation I relate here took place. In order to prolong the suspense and keep you on the edges of your seats, part of this dialogue has been volontarily set aside. More will be said in a future post (May 13).

 Jérôme Bonnell's "Just a sigh", Emmanuelle Devos

It's July 12, in downtown Paris, about to shoot a scene in which Gabriel Byrne and Emmanuelle Devos leave a taxi stuck in traffic jams, to rush into a subway. The scene requires setting up rain ramps, which takes a long time. Gabriel waits, seated in a corner of the set.
 
I'm talking about the American actor Sam Waterston, and I guess Gabriel Byrne knows him.

- Oh yes, a nice guy.
Gabriel asks me on which movie I worked with Sam.
“A captive in the land”
He frowns.
  Director's name?
John Berry (*)
That means nothing to him. I argue:
He fled McCarthyism.
Oh yes, the witch hunt...
A brief pause for silence.
Where did you shot?
In Russia, in the Gorky studios in Moskow and the far north Tiksi, lake Onega,
Arkhangelsk. The shooting lasted six months.
Gabriel Byrne keeps silent for a while, then he sighs and says:
Six months and nobody has seen this movie, right?
Alas...
Such a long time for a movie that has never been seen?
I nod smiling. He adds:
I understand why Waterston stays at home and shoots TV series.

Everything has been said.
On the evening of that same day, I wrote Gabriel Byrne's words in my books to keep them in mind. After all, they could be the start of something.
It was obvious that while chatting about Sam Waterston, Gabriel's questions would be full of good sense. He would inevitably be looking for further information about the title or director's name. My equation with two unknown variables made me look stupid. Dealing with this problem, this was a very bad start.
My nose buried in my night-handwritten notes, I immediately found the argument to support I was wrong to go down this path. To the question: Christine, do you know Irène Jacob?, I say yes and I add she is just wonderful. And if I am asked on witch film I worked with her, I answer Kieslowski's “Double life of Veronique”. Instantly, I see joy-filled eyes.
I saw nothing about this in Gabriel's eyes, as no discussion was possible. I got nowhere. A complete flop. I was left high and dry.
For the remaining  time of the shoot, I promised myself to find a more interesting topic of discussion.
I realized it would be really difficult to talk about John Berry's “Captive” on my blog, since no one was interested in this movie anyway. I've shown here and there a few Polaroids “Hands up, this is an attack!” and “Why hast thou slain?”. But it is not satisfactory. I want to write about "A captive in the land”. What really strikes me in Gabriel Byrne's words, is that he immediately put his finger on the underlying sad and negative idea : an unseen film does not exist.
Poor you, what did you expect Gabriel Byrne to tell you? Something like: Was this a smart experience? Did you feel the cold? Not really, I have been searching high and low to convince myself that I had mitigating circumstances, that it was due to the man and actor's tormented nature he had made this answer, but no. Gabriel Byrne had expressed from the outset, and quite rightly the most difficult thing to admit while making a movie over such a long period of time: that nobody went to see it. He told me what Sam Waterston had probably told his family after the commercial failure of the film: What good is to make a film for six months so far from home, if in the end the audience is not there? For an actor, a technician, a director, this is something difficult to accept, a depressing and frightening trial.
So this conversation, took me more than twenty years back.
Go, leave France, close your apartment. Six months. Leave your siamese cat with a good friend, knowing he will probably have a nervous breakdown waiting for you... Six months. In the Gorki Studios such a sad canteen, cooks serving meals are as fat as the sausages they throw in your plate, bulgur is ladled out. Six months. You dream of fresh fruits, because you can no longer stand those appetizers full of mayonnaise. Six months. Two whole seasons where you do not live except for the images you make. Six months. In the evening, there is the shabby hotel room with a babushka spying on you at the end of the corridor. Six months. To speak to your boyfriend, no iPhone, no Skype. You must order your phone call one week in advance, and a second one with a half-hour interval to the same number, so you get the chance to speak ten small minutes, because the line is invariably cut-off. Six months. Russian girls in international hotel lobbies waiting to make eyecontact with a businessman, and more even without affinities. Six months.


And yet.
Discover, every day. Go shopping at the Gum in Moscow, where there is nothing to buy. Leave the store, and allow babushkas to look into your bag so they can see what you just bought. Six months. Live a daily work in a great country. Six months. Buy Russian Army watches under the counter. Six months. A united team facing adversity. Because the bus driver has an ability to enjoy making us wait outside the studio every cold night before taking us back to our hotel, I enter with precaution through the easy opening bus window. Once inside, I open the door and the whole team settles while waiting for our inevitably enraged executioner. Six months. Buy on the street a babushka's sublime wool knitted shawl. See her tears and be truly kissed when you put a few dollars in her worn hand. Six months. Nastassia Kinski of dazzling beauty that arises suddenly, like an apparition, wearing a period costume in the Gorky studio's gloomy corridor. Six months. The sound of my footsteps, as I walk in the snow with my felt boots, and I feel so good alone in the deafening silence of the village of Tiksi, at the edge of the Arctic Ocean. Six months. Discover, tacked on an Arbat Street fence in Moscow, a beautiful oil painting, and buy it for a pittance. Show it to the stunning actor Sam Waterston who finds it "Very very good", and put your eyes on it every day since, because it hangs on my house's living room wall. Six months. Buy a mink fur hat, my Siamese cat (another one) systematically attacks when I pull it out from my wardrobe. Six months. The pleasure to travel by cargo plane right in the middle of the shooting equipment. Six months. Hours and hours of helicopter rides to go shooting on the iced Laptev sea. When I get off the helicopter, I make a complete circle around, and as far as I can see there is the white horizon. We are so close to the North Pole that night never falls. Six months. Men and women so friendly and so close to us... This melancholic Russian mood I feel so close to... When the time for goodbye comes, we weep and embrace each other. We know we'll never see each other again.
How wonderful it was to experience that.
Today, I would love so much to see all of them.
 
So why would you go six months?
What would it be like over there? For a six months shooting a movie that remained in a drawer?
In light of this…
I chose to talk about this film, even if nobody has ever heard of it. 
I am going to take care of it, on my blog, and in my next posts. 
I must tell you something. 
This film is in my heart forever.
 
(*) On 9th February 50, The Wisconsin Senator Joseph McCarthy announced that he has a list of over two hundred people, in the State Department, believed to be close to the Communist Party. In the heart of the Cold War, the senator's speech has a national echo, it heightens American fears. In a few months time, McCarthy will introduce a real paranoia which will also be a powerful weapon to destabilize the Democrats in power. After Eisenhower's election in 1952, McCarthy will preside over the Senate, a subcommittee investigation, until its inquisitorial methods are criticized by the media and by the Senate.
 John Berry is a victim of McCarthyism, he is black listed. He leaves the United States in 1950.

(**) These are appetizers (typical Russian cuisine).