16/03/2013

On n'aperçoit qu'un profil perdu

J'ai récemment éprouvé les limites de ma méthode de travail qui consiste à scanner puis à classer mes Polaroïds et photos de tournage par thème: acteurs en pieds, de dos, en gros plan... Ce travail préliminaire d'organisation me sert très souvent de point de départ pour écrire. Sur le bureau de mon ordinateur, j'ai longtemps buté sur un dossier nommé, à tort ou à raison, "Comédiens face-profil". Quel message allait-il bien pouvoir illustrer?
J'ai lancé ma recherche de photos anthropométriques sur internet, face et profil donc, et je suis tombée sur beaucoup de clichés authentiques d'acteurs américains connus. En voici quelques uns:
Steve Mac Queen
Jane Fonda
Frank Sinatra

Denis Hooper
David Bowie
J.Hendrix

Tous ces acteurs ont eu à faire avec la justice de leur pays à cause d'un excès de vitesse, d'une conduite en état d'ivresse, d'une manifestation sur la voie publique, ou parce qu'ils étaient en possession de stupéfiants.
Aux États-unis, tout le monde peut voir de tels clichés.
La législation française en ce domaine est mieux faite. C'est heureux parce qu'en regardant ces photos, j'ai l'impression d'être voyeur, d'entrer dans des vies privées par effraction.
Je suis d'autant plus troublée, que j'ai vu ces acteurs dans des films que j'ai aimé. 
Je sais que c'est là et seulement là, que je veux les voir... 
De face...

Steve McQueen et Robert Vaughn dans Bullitt de Peter Yates
Et de profil...
Steve McQueen dans Bullitt de Peter Yates

Parce que franchement, y'a pas photo.
Et même si un sourire sur les photos anthropométriques, voire une certaine défiance dans le regard et les gestes de certains de ces acteurs, prouvent qu'ils sont atteints à des degrés divers, un cauchemar récurrent s'est mis à hanter mes nuits: 

Je suis employée au service de police technique et je travaille à l'identité judiciaire. Je "fiche" les comédiens. Surprise de me retrouver là, je renâcle beaucoup à faire un signalement descriptif d'un acteur, mais je n'ai pas le choix, j'obéis aux ordres de mes supérieurs. Taille, couleur des yeux, cheveux, timbre de voix, accent, particularités du visage, barbe, moustache, lunettes, marques particulières, tout y passe. Je demande aux acteurs de prendre place devant un fond neutre, en les priant de m'excuser parce que je vois bien qu'il ne comprennent rien à ce qui leur arrive. Je leur mets une pancarte entre les mains où apparaissent leurs nom et prénom, et je fais les photos anthropométriques face et profil. Certains comédiens sourient, mais la mort dans l'âme, je les prie de ne pas le faire. Mon visage n'exprime rien de mes sentiments, mais je suis à bout de nerfs au moment du prélèvement de salive qui va permettre de relever l'ADN des acteurs désormais très inquiets. Je me réveille en sursaut, juste après la prise d'empreinte des dix doigts de leurs mains...

Je n'ai pas un esprit spécialement torturé, mais ce cauchemar est bien la preuve que ces photos ne m'ont pas laissée indifférente.
C'est l'anthropologue et criminologue Alphonse Bertillon, qui a conçu cette méthode d'identification photographique. Je respecte le travail de ce monsieur, mais j'aurais préféré qu'un autre Berthillon, prénommé Raymond, maître glacier de son état, emplisse mes nuits de rêves autrement plus délicieux. Surtout quand je lis sur le site de cette maison réputée, qu'elle a "l'ambition du chef d'oeuvre et de la créativité".  
Et puis quoi de mieux que de rêver de sorbets exquis, et de me réveiller en léchant les dix doigts de mes mains

Entre Alphonse et Raymond, mon coeur ne balance pas. 
L'administratif me barbe. J'aime ce qui est créatif.
Forte de ces certitudes, je ne suis pourtant pas très avancée avec mon satané dossier "face-profil".
C'est alors que je revois le film de Florian Henckel von Donnersmarck, "La vie de autres". 
Le film se déroule au début des années 1980, en Allemagne de l'Est. L'auteur à succès Georg Dreyman et sa compagne, l'actrice Christa-Maria Sieland, font partie de l'élite intellectuelle même si, en secret, ils n'adhèrent pas aux idées du parti. Le Ministère de la Culture s'intéresse à Christa et dépêche l'agent secret Hauptmann Gerd Wiesler pour surveiller le couple. La vie de Wiesler est vouée à l'espionnage, à la solitude, au vide intellectuel et affectif. Tandis qu'il progresse dans l'enquête menée jour et nuit, il est de plus en plus bouleversé par l'univers créatif dans lequel baignent Georg et Christa, par les idées qu'ils expriment, par l'amour qu'ils éprouvent l'un pour l'autre. Il se met à les protéger, et s'affranchit ainsi d'un régime, qui l'a obligé pendant tant d'années à espionner et à remplir des fiches de renseignements...

Il y a un plan dans le film où l'on voit un fichier de photos... 
Le même genre de fichier que je remplis contre mon gré lors de mes cauchemars.


J'ai su dès lors ce qui pourrait manquer dans ma méthode de travail, si je n'y prenais pas garde, si je m'enfermais en pensant déjà avoir tous les éléments dont j'ai besoin pour écrire. Pour accéder à ce que je cherche depuis plusieurs semaines, pour trouver une idée, il faut aller voir ailleurs, attraper ce qui passe, s'enrichir, être libre, n'accepter aucune censure, aucune contrainte. 
Ce qui me manquait pour écrire, c'était l'idée même que je devais chercher le contrepoint de ce "face-profil" qui m'asphyxiait peu à peu.
 
Un sentiment d'indignation, un cauchemar, un désir gourmand, un film. Tout m'a guidée.

Si je me suis brièvement égarée autour de l'expression "Avoir le bon profil", c'est dans le domaine de la sculpture et de la peinture que j'ai finalement trouvé. 
Le profil perdu...
Je n'avais pas pensé à cette expression poétique.
Le profil perdu est une représentation d'une personne de dos, avec le visage légèrement tourné sur le côté, aux trois-quarts caché par l'arrière de la tête, son profil étant ainsi "perdu". 

Je peux à présent illustrer mon message avec mes photos, puisque grâce à toutes ces péripéties, j'ai découvert quelques profils perdus dans mes documents. 
Non, je n'avais pas de dossier "Comédiens avec profil perdu", et c'était vraiment dommage.
Toutes ces photos expriment, je crois, le mystère, la curiosité, le désir, la poésie, la rêverie, le plaisir, la créativité...
Il y a aussi l'idée que ce sont des profils perdus d'acteurs libres.
Tout ce que j'aime.

"Séraphine" Yolande Moreau (Séraphine Louis)


"Séraphine" Yolande Moreau (Séraphine Louis)

"Séraphine" Yolande Moreau (Séraphine Louis)

"Séraphine" Ulrich Tukur (Wilhelm Uhde)


"Le temps de l'aventure" de Jérôme Bonnell, Emmanuelle Devos (Alix)
Emmanuelle Devos sur le tournage du film "Le temps de l'aventure" de Jérôme Bonnell