14/03/2012

Dommage immatériel

Film évoqué dans ce message: 
La double vie de Véronique (Podwójne życie Weroniki) de Krzysztof Kieslowski (Prix d'interprétation pour Irène Jacob Cannes 1991)


Dés la lecture du scénario, je suis sous le charme de "La double vie de Véronique".
C'est un scénario riche, complexe et subtil, qui touche au fantastique en posant des questions essentielles sur l'âme. Dans cette oeuvre majeure de Kieslowski, chaque image a un sens, et la symbolique est omniprésente. 
Pour la scène que j'évoque dans ce message, nous tournons sur la place du Marché de Cracovie, devant la Halle aux Draps. Une trace verticale importante barre la photo Polaroïd d'Irène Jacob qui pose, la perplexité encore sur son visage (Photo 1).
Je précise ici que si je peux améliorer les couleurs et les contrastes des photos pâles et jaunies en les numérisant pour vous les présenter, je ne peux pas faire disparaître les défauts qui apparaissent parfois au moment du développement de la photo Polaroïd.
Les trois autres Polaroïds correspondent aux différentes prises d'Irène devant ses partitions étalées sur le sol (Photos 2, 3, 4).

Photo 1: Une trace est apparue dés l'apparition des couleurs
Photo 2: Correspond à la prise qui est montée dans le film
Photo 3: Autre prise
Photo 4: Autre prise

C'est sur un film qui touche au domaine du fantastique, au moment où Weronika découvre son sosie, qu'une telle trace apparaît, et ce n'est pas banal. En regardant la photo 1 se développer, et en observant le défaut, j'ai pensé ce jour-là que l'étrange s'invitait jusque dans mes documents de travail.
Je recopie ici la séquence telle qu'elle est écrite dans le scénario:
16. Place du marché de Cracovie Ext.Jour.Après-midi.Soir
Weronika traverse la Place du Marché de son nouveau pas dynamique.(...) Au fond un groupe de touristes étrangers s'apprête à poser pour une photo devant un grand car.
Trois garçons en veste jean passent devant Weronika en courant. L'un d'eux la bouscule et les partitions s'éparpillent par terre. Weronika, furieuse, s'accroupit pour les ramasser mais d'autres jeunes accourent, quelqu'un marche dessus.
(...)
Weronika range ses partitions et se met en route. Devant le car le cliquetis des appareils, on entend des rires, peut-être une exclamation en français. Weronika laisse derrière elle les touristes qui terminent leur séance photos avec la Halle aux Draps au fond.
Après avoir fait quelques pas Weronika s'arrête, fronce les sourcils comme si elle avait pris conscience de quelque chose d'important. Elle se retourne vers le car et parmi les personnes qui y montent aperçoit UNE JEUNE FILLE qui lui ressemble d'une façon frappante. Weronika, prise d'inquiétude, avance d'un pas mais LA JEUNE FILLE disparaît à l'intérieur et la portière se referme.
(...)
Un autre groupe de jeunes accourt et le car démarre. A la fenêtre Weronika repère parmi d'autres le visage de LA JEUNE FILLE. L'oeil collé au viseur de l'appareil, tout comme ses collègues, elle essaie de photographier. Weronika veut approcher du car mais le conducteur appuie sur l'accélérateur et le véhicule quitte la Place du Marché. Weronika reste là, perplexe, ne sachant pas trop si c'était une illusion ou non.

Weronika meurt pendant un concert d'une crise cardiaque quelques séquences plus tard. Comment ne pas penser que cette striure extrêmement brutale est un signe? Quelque chose de pessimiste et triste s'attache à cette photo. Je me suis habituée à cette anomalie photographique au point de ne pas pouvoir l'imaginer sans. Quand je visionne le film, et vois Irène longer les piliers de la place, je me remémore toujours ce Polaroïd si particulier.

Le film est tourné en Pologne à Cracovie et Lodz, et en France à Paris et Clermont-Ferrand. Voici le séquence tournée à Clermont-Ferrand. Je précise que la scène recopiée ci-dessous n'est pas dans le film.
41. Rues d'une petite ville en France. Ext. Jour.
Véronique, pensive, suit les ruelles d'une petite ville de province. En veste d'hiver elle traverse un ancien centre-ville. Peut-être un peu de neige, des guirlandes de Noël qui approche. Quelqu'un la bouscule, sans faire exprès, et elle laisse tomber son carton avec des partitions qui s'éparpillent sur le trottoir. Elle se penche pour les ramasser, les range l'une après l'autre dans son carton. Quelques feuilles sont visiblement salies.
Dans le mécanisme de mise en scène, cette scène est appelée à faire écho à celle tournée à Cracovie. Évidente dans la construction du scénario, elle se révèle sans doute peu mystérieuse sur la table de montage. Sans doute n'est-elle pas celle que Kieslowski a imaginée. Peut-être trouve t-il cette symétrie entre la vie de Véronique et celle de Weronika trop insistante à ce moment-là. Je crois qu'il ne veut surtout pas casser l'émotion sous prétexte de faire penser à la scène de Cracovie.  
La scène est donc coupée.
Je présente ici les Polaroïds de la séquence en question.


Les deux Véronique sont identiques: elles ont la même silhouette, les mêmes problèmes cardiaques, le même amour pour la musique...
Ce qui a été pensé, imaginé par un auteur et metteur en scène inspiré tel que Kieslowski, n'a donc pas toujours pu aboutir. Si de nombreux fils ténus dés l'écriture se tissent entre la mise en scène des deux vies, Kieslowski coupe ce fil-là: Irène n'est pas bousculée à Clermont-Ferrand comme à Cracovie. Cela a d'ailleurs entraîné des modifications dans le montage des séquences qui mettent en scène Véronique et son professeur de musique interprété par Louis Ducreux. Cela fera l'objet d'un autre message. 

Dans le domaine de l'étrange, il se passe pourtant deux choses imprévues pendant le tournage, deux faits qui se font admirablement écho.
Il faut faire un effort de mémoire, ou regarder les deux extraits qui suivent. 
Dans l'extrait N°1, Weronika rassemble ses partitions sur la place de Cracovie après avoir été bousculée. Elle glisse de manière imprévue lors d'une prise. C'est la prise que Kieslowski choisit de monter, et pour cause...
Dans l'extrait N°2, à Paris devant la gare St Lazare, Véronique glisse de manière imprévue sur un passage clouté. Je revois Kieslowski se diriger vers Irène pour vérifier qu'elle ne s'est pas fait mal, je revois aussi son visage s'éclairer...
Au moment de l'écriture et du tournage, Kieslowski a dû souhaiter que l'inattendu s'invite.
Ce jour-là, ce fut chose faite.
À gauche: Extrait "chute à Cracovie".
À droite: Extrait "chute à Paris".

Cette seconde chute, Kieslowski sait instantanément qu'il va s'en servir. Elle est l'écho subtil de celle de Cracovie. Les chutes relient ces deux êtres. Ces faits anodins ajoutés aux autres symboles et indices qui jalonnent le film, font que les pistes d'interprétation de ce récit sont infinies.