26/03/2012

C'est une histoire de flous...

Films évoqués dans cet article: 
E-Love de Anne Villacèque,
Séraphine de Martin Provost

J'ai beaucoup de photos floues. 
Les lumières faibles des tournages de nuit, des sujets parfois insaisissables, un mauvais réglage de mon appareil, constituent les principales raisons d'une absence de netteté.
Je ne travaille pas systématiquement avec l'appareil Polaroïd sur un tournage. J'utilise en ce moment un appareil numérique. Je n'imprime que les photos utiles, celles qui me donnent des renseignements précis sur un costume ou un décor. 
Les flous, celles qui ont des marques, les trop sombres, les complètement ratées ne perdent rien pour attendre. Après le tournage, ces photos là me donnent un autre point de vue sur le tournage. Au delà de l'esthétique, il y a le mystère qu'elles suscitent. Les corps sont désincarnés, les décors immatériels. Tout flotte et, curieusement, marque plaisamment ma mémoire. 
Avec ces photos, je m'échappe.
Bien sûr, il y a différents degrés dans les flous. Ceux qui ne gênent pas réellement la lisibilité de la photo; et les flous plus prononcés qui ont besoin d'un commentaire pour être compris.
Dans la première catégorie, j'aime bien ces deux photos sur Anne Consigny prises sur le tournage de e-Love de Anne Villacèque.
 
Anne Consigny (Paule) dans E-Love de Anne Villacèque. C'est une séquence où Paule quitte de manière précipitée l'appartement d'un homme qui menace de devenir violent.
Anne Consigny (Paule) dans E-Love de Anne Villacèque. Paule à la piscine. J'aime beaucoup l'esthétique de cette photo

Photo 1: Yolande Moreau "Séraphine"

Quand la photo n'est pas nette, je cherche quelque chose qui soit intéressant, je cherche autre chose. Dans "Séraphine" de Martin Provost, les photos légèrement floues de Yolande Moreau (Photos 1, 2, 3) mettent en valeur sa silhouette remarquablement pensée par la costumière Madeline Fontaine. Pour peu qu'on prenne la peine d'observer, on remarque que les déhanchements, les inclinaisons physiques, les prises d'appui, même imperceptibles sont soulignés. 
                      Photo 2                                             Photo 3

Dans la seconde catégorie de flous, il y a le panier emblématique du personnage de "Séraphine". Voici des photos qui m'éloignent de mes préoccupations ordinaires: noter ce qui est visible et repérable pour me souvenir. Là, je vois les choses grosso modo, comme si j'avais égaré mes lunettes de vue. Je ne distingue que le châle bleu de Séraphine, sa main sur l'anse, le parapluie (Photo 4), ou les toiles et les pots de peinture (Photo 5).

Photo 4: Le panier de Séraphine
Photo 5: Les toiles et la peinture de Séraphine

Voici une autre série de flous prononcés qui font comme un triptyque, une oeuvre artistique. Vous pouvez cliquer sur les photos pour les agrandir:


Je n'ai pas réussi à prendre une seule photo nette de Yolande sur cette séquence tournée près d'Aveny, sur les berges de l'Eure. Ce moment n'est pas dans le film. Extrait du scénario:

60B Rivière Extérieur Jour
À la rivière, Séraphine pêche à la main sous les berges.
Séraphine réussit à attraper une truite à la main. Elle la garde serrée entre ses mains et la regarde face à face, dans les yeux.
La truite qui se débat la regarde aussi et Séraphine ouvre la bouche, la ferme, ouvre la bouche, la ferme, comme elle...

Yolande Moreau, de l'eau jusqu'aux cuisses, a bien attrapé à mains nues des truites lâchées par un accessoiriste hors champ. Elle a même réussi à faire un face à face avec les moins vaillantes, fatiguées d'avoir séjourné dans un seau une partie de la journée. Les plus vives se sont si bien débattues qu'elles ont réussi à regagner leur élément naturel avant que la comédienne n'ouvre la bouche. Si les poissons ont de la mémoire, les truites rescapées se souviennent sans doute qu'elles ont vécu... une histoire de fous! 


Pour aller plus loin que ce message, je ne saurais trop vous suggérer de cliquer sur ce lien:
Cet article est signé Gérard Mordillat. Ecrivain et cinéaste.
 Extrait:
"... devant une image floue de ma fille, je suis ému. Comme si, en ne distinguant pas clairement ses traits, je saisissais quelque chose de plus intime, de plus secret ..."

Lisez cet article. Il fait du bien.